Un système à bout de souffle
L’Afrique est à un tournant historique. Notre continent porte en lui une promesse immense : une jeunesse dynamique, des ressources naturelles considérables, une capacité d’innovation inédite. Pourtant, les mécanismes actuels de financement ne répondent plus aux défis structurels. Endettement excessif, accès limité aux marchés internationaux, dépendance aux flux extérieurs — tout cela fragilise la trajectoire de développement et accentue la vulnérabilité face aux crises multiples, qu’elles soient climatiques, sanitaires ou géopolitiques.
La réalité est simple : l’architecture financière mondiale, héritée d’une autre époque, n’est pas calibrée pour les ambitions africaines du XXIe siècle.
Repenser les flux financiers mondiaux
Nous devons rompre avec la logique d’un financement fragmenté et conditionné. L’Afrique ne peut plus se contenter d’un rôle passif dans l’économie mondiale. Il s’agit de repenser les flux financiers, de mettre en place des mécanismes où l’épargne locale, les fonds de pension, les marchés obligataires et la diaspora deviennent des catalyseurs directs du développement.
Les pays africains doivent également peser davantage dans les débats sur la réforme des institutions financières internationales. Les décisions prises à Washington, Paris ou Londres doivent enfin intégrer la voix des capitales africaines, car les besoins et les priorités de Bamako, Lomé ou Abidjan ne peuvent être définis ailleurs.
L’aide publique au développement : dépasser la dépendance, créer le gagnant-gagnant
L’aide publique au développement conserve une place importante, mais elle ne peut plus reposer sur une logique de dépendance ni sur des programmes conçus à distance des réalités locales. Le paradoxe est criant : ceux-là mêmes qui nous aident souffrent aujourd’hui de crises internes — sociales, migratoires, sécuritaires — qui démontrent que le modèle actuel n’est durable pour personne.
Prenons l’exemple de la migration. En Europe, des milliards d’euros sont mobilisés pour financer des politiques de gestion de l’immigration clandestine. Mais combien plus efficace aurait-il été d’investir ces mêmes ressources, en amont, dans des programmes créant l’autonomie financière des populations africaines à la base ? Un jeune qui trouve des opportunités économiques sur sa terre n’a pas besoin de risquer sa vie sur des routes incertaines.
L’avenir de l’APD réside donc dans une approche gagnant-gagnant : soutenir la résilience et la prospérité en Afrique revient aussi à réduire les vulnérabilités globales. C’est moins une question de générosité que d’intérêt mutuel.
Des ratios d’endettement inadaptés aux réalités du développement durable
L’un des biais les plus flagrants de l’architecture actuelle réside dans l’usage dogmatique des ratios de dette publique. Les seuils imposés — dette/PIB de 70 % ou 60 % — ne tiennent aucun compte des transformations qualitatives de la dette lorsqu’elle est restructurée ou adossée à des actifs environnementaux.
Comment accepter qu’un pays ayant réalisé un debt-for-nature swap pour protéger des millions d’hectares de forêts, ou ayant généré des revenus futurs grâce aux crédits carbone et aux co-bénéfices de la qualité de l’air, soit évalué avec les mêmes règles qu’un pays accumulant une dette non productive ?
La logique doit évoluer : une dette qui finance la transition écologique, qui restaure les écosystèmes et qui crée de nouveaux actifs économiques durables, n’a pas la même valeur qu’une dette de consommation. Reconnaître cette distinction est un impératif pour libérer les marges de manœuvre budgétaires dont l’Afrique a besoin.
Gouvernance : la clé de la confiance et du financement
Aucune architecture de financement ne sera crédible sans la garantie d’une bonne gouvernance. La transparence, la redevabilité et l’efficacité des politiques publiques sont des conditions essentielles pour attirer les investisseurs, mobiliser les ressources domestiques et gagner la confiance des citoyens.
L’exemple du Bénin est éclairant. En moins d’une décennie, le pays a enregistré des progrès notables dans plusieurs domaines liés aux ODD :
- ODD 7 (Énergie propre et d’un coût abordable) : extension rapide de l’accès à l’électricité, avec une couverture nationale passée de moins de 30 % en 2016 à près de 80 % aujourd’hui, grâce à des investissements stratégiques dans le solaire et les réseaux.
- ODD 9 (Industrie, innovation et infrastructures) : mise en service de la Zone Industrielle de Glo-Djigbé (GDIZ), créant des milliers d’emplois et favorisant la transformation locale du coton, de l’anacarde et d’autres produits agricoles.
- ODD 4 (Éducation de qualité) : investissements accrus dans les infrastructures scolaires, recrutement massif d’enseignants, et programmes d’inclusion numérique pour les jeunes.
- ODD 16 (Paix, justice et institutions efficaces) : amélioration continue des indicateurs de gouvernance, avec un pays classé parmi les plus stables de la région selon l’Indice Mo Ibrahim et les classements internationaux de transparence.
Ces résultats ne sont pas parfaits, mais ils démontrent que lorsque la gouvernance est placée au cœur des politiques publiques, les financements — qu’ils soient domestiques ou extérieurs — produisent des résultats visibles et mesurables.
Les grands projets d’intégration : infrastructures et énergie au cœur
Le développement de grands projets d’intégration régionale est primordial pour transformer durablement les économies africaines. Routes transfrontalières, corridors ferroviaires, interconnexions électriques, infrastructures numériques : ce sont ces investissements structurants qui créeront un marché unique africain fluide, compétitif et attractif.
Les banques de développement comme la BOAD, la BAD et d’autres institutions régionales ont ici un rôle clair à jouer. Elles doivent : - Appuyer le secteur privé pour accroître l’investissement dans les grands projets.
- Mobiliser des outils innovants (garanties, financements mixtes, titrisation, partenariats
public-privé). - Assurer la soutenabilité financière en alignant ces projets avec les ODD et les transitions justes.
L’exemple de l’énergie est particulièrement parlant. En Afrique, le problème n’est pas la production, mais la distribution : pertes techniques et commerciales colossales, réseaux vieillissants, gestion inefficace. Résultat : une grande partie de l’électricité produite n’atteint jamais le consommateur final.
Investir massivement dans la modernisation des réseaux, la digitalisation, le comptage intelligent, la réduction des pertes et l’interconnexion des systèmes nationaux est la condition sine qua non pour donner un sens à l’électrification universelle et soutenir l’industrialisation.
Renforcer la souveraineté africaine
La souveraineté n’est pas un slogan, c’est une stratégie. Cela passe par la capacité à financer nous-mêmes nos priorités, à réduire la dépendance aux financements concessionnels extérieurs, et à canaliser nos propres ressources. La mise en place de fonds souverains africains, la mutualisation des réserves, le développement de marchés financiers intégrés en Afrique de l’Ouest, Centrale et Australe, sont des étapes incontournables.
L’Afrique doit également se doter d’outils de notation alternatifs, capables de refléter sa réalité économique et non les biais hérités d’agences extérieures qui pénalisent injustement nos pays.
Tirer parti du GCF, de l’IDFC et des nouvelles coalitions
La réforme ne signifie pas l’isolement. L’Afrique doit au contraire capitaliser sur les partenariats internationaux en repositionnant ses priorités. Le Fonds vert pour le climat (GCF), l’IDFC, les mécanismes de l’Accord de Paris, les alliances pour le financement du développement durable sont des opportunités à saisir pour amplifier l’effet de levier des ressources africaines.
Mais ce partenariat doit être équilibré : il ne s’agit plus de recevoir des financements prédéfinis, mais de co-construire des solutions financières où l’Afrique est co-décideur.
L’enjeu est clair : transformer chaque dollar de ressources concessionnelles en dix dollars d’investissements productifs sur le terrain.
Conclusion : bâtir une architecture africaine du futur
La nouvelle architecture de financement en Afrique ne se décrète pas, elle se construit. Elle repose sur six piliers : l’innovation financière, la coopération régionale, la souveraineté économique, la révision des règles globales de dette, la gouvernance efficace et les projets structurants d’intégration.
Il ne s’agit plus de demander l’aumône. Il s’agit de bâtir une architecture qui reflète nos ambitions, soutient nos priorités et consacre une Afrique pleinement actrice de la gouvernance financière mondiale.
Biographie
Moubarak Moukaila
Directeur du Financement du Développement Durable – BOAD
Moubarak Moukaila est macroéconomiste et Directeur du Financement du Développement Durable à la BOAD. Il pilote les initiatives de la Banque en matière de finance climat, de marchés carbone et d’innovation financière, notamment dans le cadre du Plan Djoliba.
Il représente la BOAD dans les grandes instances internationales (COP, FfD, IDFC) et œuvre pour une nouvelle architecture financière en Afrique, plaçant la souveraineté économique, la coopération régionale et l’investissement durable au cœur de son action.