L'économiste du Togo

Entretien : l’enjeu de l’entrepreneuriat pour la jeunesse africaine

Jean-Michel Severino, président du Conseil de surveillance du fonds I&P, explique comment l’Afrique peut compter sur une jeunesse en quête de changements pour asseoir son développement.

 Comment jugez-vous l’évolution de l’Afrique aujourd’hui ?

L’ajustement structurel est terminé. L’Afrique entre dans une période de transition démographique. La natalité commence à baisser. Nous sommes dans la recherche du dividende démographique. C’est-à-dire l’amélioration du ratio actifs sur inactifs. Il n’y a plus de dette. Elle est annulée.

Nous allons connaître – dans un monde beaucoup plus ouvert avec des taux d’intérêt bas – une grande période de phase de croissance. Le continent africain a connu entre 4 % à 5 % de taux de croissance depuis le début du siècle, mais on observe un ralentissement de cette tendance. À partir des années 2015, l’Afrique a vécu une série de grands événements de conjoncture ayant beaucoup pesé, notamment le Covid-19. S’y ajoute la crise russo-ukrainienne, l’élévation des taux d’intérêt qui influence les conditions de financement du continent africain.

Grâce à la croissance démographique et de l’intensification de l’urbanisation, les Africains sont en train de constituer un gigantesque marché intérieur. De plus, grâce à la transition démographique, le ratio actifs sur inactifs s’améliore constamment.

Sans oublier la transition démographique qui se fait moins rapidement que l’on pensait, et de manière plus inégale. En vérité, le continent continue à épargner trop peu pour satisfaire les immenses et légitimes besoins de la population en matière d’éducation, de santé et d’infrastructures. Néanmoins, le moment que nous sommes en train de passer n’est que passager.

Nous devrions avoir une conjoncture plus favorable avec des taux d’intérêt mondiaux en baisse. Le recul de dette va aider le continent à améliorer sa croissance. Et le dividende démographique se concrétisera progressivement ; il va permettre d’avoir un peu moins d’inactif par rapport aux actifs. Nous allons normalement retrouver un contexte plus favorable à la croissance africaine.

Pourtant, le contexte actuel est très volatil. Comment aujourd’hui assurer une forme de stabilité pour pouvoir financer l’Afrique alors que l’argent devient rare. Comment monter en volume et en puissance pour permettre le développement de l’Afrique, car les défis sont majeurs ?

On ne peut pas éviter d’avoir des politiques nationales économiques les mieux adaptées au contexte actuel. Dans les quinze dernières années, tout n’a pas été que désastre ! Le résultat de la croissance économique du continent est le produit de l’amélioration de la qualité globale de la politique économique comparativement aux années 1970 et 1980.

Nous sommes dans un contexte où les ressources sont de plus en plus rares, le financement extérieur du continent africain est également plus complexe. Cela va être moins facile de se financer. Cela implique un meilleur usage des ressources publiques et de la qualité de gouvernance des États.

Avec I & P, vous avez accompagné des dizaines d’entreprises et donné des outils de développement. Comment généraliser cette expérience dont l’Afrique a besoin ?

Effectivement, nous sommes partis de zéro, nous sommes près de 200 collègues quasiment tous Africains, répartis sur douze sites. Quelque 300 entreprises sont financées par I&P. Le fonds intervient depuis le stade où le produit est uniquement dans la tête de l’entrepreneur, jusqu’à des PME plus établies, avec des gens ayant plus d’ancienneté et de stabilité.

Si, au fond, nous avons réussi à faire quelque chose, c’est d’aider à faire prendre conscience de l’importance de l’appui de l’entrepreneuriat africain. Lequel est indispensable pour la croissance. La plupart des entreprises africaines de 2050 ne sont pas encore nées. Elles sont encore dans le cerveau des entrepreneurs. Le tissu économique africain est largement constitué.

Il y a donc un enjeu massif à faire en sorte que les entreprises sortent plus rapidement du cerveau de leur entrepreneur ! Une fois lancée, elle meurt moins. Car il y a un taux de mortalité plus élevé au niveau des start-up et des PME, que nous devons réduire.

Ensuite, accélérer la croissance des entreprises, en particulier en leur donnant davantage d’accès aux compétences et au financement, afin de lutter contre le « plafond de verre » que rencontrent la plupart des entrepreneurs africains quand il s’agit de capter des capitaux.

Il faut donc investir rapidement. C’est un agenda de mieux en mieux compris. Nous sommes à un stade où nous connaissons énormément d’expériences et de pilotes. Beaucoup de ces pilotes marchent. Nous sommes capables de montrer que l’on peut accélérer la croissance entrepreneuriale africaine avec des instruments très concrets comme l’accélération, l’incubation, le capital-risque, etc. Cependant, il est nécessaire, aujourd’hui, de massifier sur la base des solutions qui existent avec des effets démontrés, et aller à la puissance 10. C’est-à-dire mettre énormément d’argent public et privé pour permettre cette accélération.

L’Afrique, ce sont 54 pays. Avec cette diversité, peut-on parler de l’Afrique de façon générique ? S’il faut définir des trajectoires en matière d’efficacité et de réussite, comment dessinez-vous une carte du continent ?

Pour dessiner la carte de l’Afrique, je commence à sortir les deux grandes économies du continent : l’Afrique du Sud et le Nigeria. Chacune de ces économies est confrontée à des problèmes très spécifiques. Elles sont tellement importantes en PIB qu’elles finissent par masquer tout le reste.

Dans le reste du continent, on a plusieurs catégories de pays qui se dessinent. Nous avons des pays relativement diversifiés qui se reposent essentiellement sur leurs ressources productives internes, comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Kenya, l’Ouganda. Ce sont des pays qui ont d’excellentes trajectoires économiques. On peut y ajouter le Ghana, qui vient de connaître une mauvaise passe mais qui va en sortir.

Ensuite, nous avons des économies minières et pétrolières, prisonnières de leurs modèles économiques. Elles suivent la tendance des prix de pétrole ou des matières premières. Elles ont très peu de capacité à se diversifier. On peut citer l’Angola dans cette catégorie. Et puis, nous avons un groupe de pays en crise politique et sociale majeure, lesquels pays rencontrent d’énormes difficultés pour se développer, comme le Soudan et les pays en guerre civile. C’est une fraction qui compte dans l’analyse du PIB africain. Quand on enlève ces pays et ces régions en crise, on rehausse significativement le taux de croissance des autres pays.

Force est de reconnaître que les guerres, les crises et les conflits pèsent lourdement sur le développement de l’Afrique…

Ne préjugeons de rien ! Cependant, il est vrai que cette conflictualité, le terrorisme, le djihadisme font du mal au continent. Ce sont des questions qui mobilisent beaucoup de dépenses de sécurité des États concernés. Des dépenses qui vont à l’armée, mais pas à l’éducation, à la santé et aux infrastructures. Donc, oui, le climat sécuritaire pèse !

À travers le paysage contrasté des pays africains, nous voyons des parcours étonnants. D’un côté le Sénégal, qui se relève, par un sursaut démocratique inattendu, et d’un autre côté, des régimes militaires qui s’installent. Comment analysez-vous ce paradoxe ?

Toutes ces évolutions en commun, c’est le désir du changement et de rupture de la jeunesse. Dans trop de pays dans lesquels, malgré des performances économiques finalement assez satisfaisantes, les jeunes en particulier ne touchent pas les bénéfices de la croissance. C’est dû, en partie, aux problèmes démographiques.

Cela rend la réponse des gouvernements, aux demandes de la société, très difficile. Celle-ci veut du changement. Elle le soutient quelles que soient les formes. Des changements par les coups d’État et des évolutions militaires avec des dérives autocratiques inéluctables.

Et parfois par les voies démocratiques. Il faut saluer, ici, ce qui se passe au Sénégal. Le pays vient de donner une très grande leçon de démocratie. Les choses bougent ! À la nouvelle équipe dirigeante de démontrer qu’elle est capable de répondre à la demande de la société. En tout cas, voilà une formidable leçon de gouvernance démocratique qui a été donnée à tout le continent et à la planète de manière générale.

Quel regard portez-vous sur l’articulation Europe-Afrique ? Elle semble ne pas réussir son pari de créer un nouveau partenariat, en dépit de l’importance des échanges.

Au fond, personne n’est arrivée à internationaliser ni sur le continent africain ni en Europe. D’autres acteurs, comme les Chinois, ont mieux compris. Nous allons quasiment inexorablement vers une situation, en fin de siècle, où de l’ordre de 40% de la planète sera sur le continent africain. Nous aurons entre 3,5 milliards et 4 milliards d’Africains dans un monde qui comptera 10 milliards d’habitants.

Nous verrons, bien avant la fin du siècle, un PIB du continent africain qui sera supérieur au PIB de l’Union européenne. Nous allons vers un continent qui va compenser ce vide, pauvre, marginal, et qui va devenir par la force de sa transformation de ses ressources, de sa démographie et de son économie – peuplé dans l’urbain central –d’importance planétaire. Ni les Africains ni les Européens n’en sont encore conscients. Il est vrai que cela se passe progressivement ! Du côté européen, il faut se pénétrer de cette réalité et voir qu’au cours des 70 années à venir, l’Europe va devenir progressivement voisine du continent le plus important de la planète.

L’Europe tire-t-elle véritablement profit ? Nous avons l’impression d’une inertie, un manque de vision et de dynamisme… qui l’empêche de se servir de cette opportunité.

Beaucoup de barrières qui empêchent l’Europe de prendre conscience de ce sujet, et d’en faire quelque chose dans sa politique. Comme, par exemple, le passé colonial, le poids de l’imaginaire, etc. Ou le sujet migratoire qui est une réalité, mais qui finit par être la seule « fenêtre » à travers laquelle les Européens regardent le continent africain.

Nous avons des sujets qui obscurcissent la réalité, et ce partenariat. L’UE devrait, normalement, être le premier bénéficiaire planétaire de l’évolution de l’Afrique. Elle est le premier client et le premier fournisseur du continent africain. L’accroissement de la taille du PIB africain aura des répercussions positives importantes pour l’Europe. Supposons même que nous perdions la moitié de la part de marché de l’Afrique, cela restera, à long terme, une formidable opportunité économique pour l’Europe !

Qu’est-ce qui s’est passé pour en arriver là ?

Les rapports de société à société ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux de gouvernement à gouvernement. Nous avons vécu un mauvais moment diplomatique entre la France et une partie du continent africain ! Dans ce débat, qui tourne au vinaigre, cela concerne un petit nombre de pays. Aujourd’hui, les relations de la France avec le Kenya, la Tanzanie, le Nigeria, et même le Ghana, sont excellentes.

L’essentiel de la relation de la France avec le continent africain est relativement bon, à part quelques pays quand on parle de gouvernements ou de sociétés. Dans l’Afrique francophone, on rencontre un certain nombre de difficultés, mais il faut accepter le fait que les sociétés africaines sont devenues de plus en plus matures et qu’elles veulent abandonner les legs de la période postcoloniale.

Les relations doivent évoluer vers un autre stade de maturité. Ce qui ne veut pas dire qu’elles seront moins bonnes, mais elles seront différentes. Elles feront place à la reconnaissance d’une maturité, d’une identité et d’une souveraineté plus grande. Il va falloir gérer cette évolution naturelle, normale, et les amertumes qui n’auront pas lieu d’être !

De quelle manière faut-il rebâtir ces relations ?

Il y a des pas qui doivent être faits des deux côtés. Il faut que la France accepte que les pays sahéliens suivent leur propre trajectoire de souveraineté. À cet égard, le Niger ne souhaite pas avoir de troupes militaires françaises et américaines sur leur sol. Nous avons dans trois pays sahéliens une dictature militaire qui est en place. Et tout le monde est content ! On applaudit. Certains souhaitent que ces dictatures demeurent et perdurent. Les Africains estiment aujourd’hui qu’avoir des dictatures militaires, c’est très bien ! C’est la voie du développement. Il faut que les choses se normalisent.

Certains pensent que les régimes militaires sont adorés et les dictatures militaires sont désirées en Afrique. Cela fait partie de la souveraineté des Maliens, des Burkinabè et des Nigériens. Mais il faudra que ces pays mènent des politiques et des diplomaties raisonnables et profitables dans l’intérêt des peuples. Vouloir, par exemple, sortir de la CEDEAO, de l’UEMOA et détruire l’intégration régionale, c’est absurde !

Comment se mettre au rendez-vous de la révolution digitale et de l’intelligence artificielle ? Ces outils peuvent-ils servir l’Afrique et sa croissance ?

Deux choses vont se passer et vont orienter le continent africain, pour le meilleur, dans les cinquante prochaines années : la première, c’est la construction d’un gigantesque marché intérieur que les Africains sont en train de constituer grâce à la croissance démographique et de l’intensification de l’urbanisation. La deuxième, c’est que grâce à la transition démographique, le ratio actifs sur inactifs s’améliore constamment.

Nous le verrons progressivement au cours des décennies à venir. L’épargne va augmenter, l’investissement aussi ; les actifs auront moins de charges sur leurs épaules, on va investir davantage dans la santé et l’éducation.

Ce moment de démographie sera le moteur principal de la croissance économique et de l’amélioration des conditions de vie. Il faudra que les politiques publiques soient les meilleures possibles pour que les gains les plus élevés soient tirés de cette évolution favorable.

Pensez-vous condenser ce « retour d’expérience » dans un prochain livre ?

Oui ! J’espère bien pouvoir contribuer aux débats autour de la vision du futur africain, prochainement.

Jean-Michel Severino est né en Côte d’Ivoire. Il est ancien vice-président de la Banque mondiale et ex-directeur général de l’Agence française de développement, entre autres responsabilités.

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