L'économiste du Togo

Kako Nubukpo : « Le débat sur les avantages et inconvénients du franc CFA reste interdit »

Jamais dans l’histoire le franc CFA – monnaie coloniale des territoires français d’Afrique créée en 1945 et utilisée dans les pays d’Afrique de l’Ouest et centrale – n’a été aussi proche de sa disparition. D’un côté, le nouveau président élu au Sénégal, Bassirou Diomaye Faye, fait de la sortie du franc CFA l’une de ses promesses de campagne.

De l’autre, le Mali, le Burkina Faso et le Niger, réunis au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES), ont annoncé fin janvier avec fracas leur volonté de créer une monnaie commune… pour remplacer le franc CFA dont les billets sont toujours imprimés à Chamalières, en France.

 Un mouvement simultané inédit qui fait ressurgir des débats plus larges autour de la pertinence de cette monnaie et aussi sur les projets d’avenir comme la mise en place de l’éco, la future monnaie commune des 15 pays de la Communauté des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Comment l’économiste togolais Kako Nubukpo, reconnu pour ses travaux de recherches sur le franc CFA, observe-t-il ces derniers soubresauts ?

Pour la première fois, un parti politique qui accède au pouvoir au Sénégal soutient et se fait le porte-voix des revendications des populations, au niveau national mais également régional, sur l’abandon du franc CFA. Qu’est-ce que cette nouvelle donne traduit sur la dynamique actuelle au Sénégal ? Et à plus large échelle au niveau régional ?

Kako Nubukpo : C’est une très bonne nouvelle que des acteurs politiques clairement engagés contre le franc CFA, en tout cas dans sa mouture actuelle, puissent accéder aux responsabilités. Cela crédibilise les débats que nous soulevons depuis plus de deux décennies autour de la pertinence de cette monnaie.

D’autant plus que le Sénégal est la deuxième économie de la zone, l’UEMOA, après la Côte d’Ivoire. Cependant, le sujet qui me semble le plus pertinent est de savoir si les nouveaux dirigeants sénégalais souhaitent une sortie isolée du franc CFA ou mener des réformes dans le cadre de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest.

Le Sénégal semble être à la croisée des chemins avec comme option l’adhésion à l’éco à travers la Cedeao ou bien le rejet du franc CFA en adoptant le même chemin que les États putschistes de la sous-région (Mali, Niger et Burkina Faso). Quels seraient les atouts et les répercussions de ces deux voies ?

Le nouveau président élu Bassirou Diomaye Faye a été très clair : il a dit que, dans un premier temps, le Sénégal allait essayer d’impulser des réformes dans le cadre de la Cedeao et de l’UEMOA. En revanche, si ces réformes n’aboutissent pas, il a indiqué que son pays serait obligé de sortir de ces unions afin de créer sa propre monnaie. Il faudrait que les autorités sénégalaises nous disent maintenant ce qu’elles voudraient faire comme réforme dans le cadre communautaire actuel, et à partir de quel moment elles pourraient décider d’en sortir.

Jugez-vous le projet de création d’une monnaie des États sahéliens réunis au sein de l’Alliance des États du Sahel (AES) crédible ?

Le pouvoir de battre monnaie est un privilège régalien. Il est donc tout à fait légitime que des États souverains puissent exercer leur souveraineté monétaire. Contrairement à l’avis général, les unions monétaires sont les exceptions. Sur les 54 États africains, il n’y a que deux régions qui ont formé des unions monétaires, l’UEMOA et la Cemac, en Afrique centrale. Presque tous les autres pays ont leur propre monnaie.

La question est de savoir si ces pays veulent créer chacun leur monnaie ou aller vers une monnaie commune à trois ? Dans ce contexte, les nouveaux dirigeants sénégalais qui tiennent un discours panafricaniste vont-ils vouloir s’allier aux trois États de l’AES ?

Pour l’instant, rien n’est à exclure. Mais si Bassirou Diomaye Faye et son gouvernement prenaient cette décision, l’avenir de l’Union monétaire ouest-africaine serait clairement en sursis. Car les pertes seraient énormes pour l’organisation, puisque le Sénégal et les trois États de l’AES représentent 45 % du produit intérieur brut de l’UEMOA.

Concrètement, où en est la Cedeao depuis 2021 et le vote par la France de la loi entérinant le franc CFA ?

Rien n’a bougé depuis les annonces faites le 21 décembre 2021 par les présidents Macron et Ouattara à Abidjan. Le nom, qui représente la question identitaire par excellence, n’a toujours pas été changé !

Le ministre français des Affaires étrangères a déclaré la semaine dernière que la France avait fait sa part, en se retirant des organes de gouvernance de la monnaie, en particulier au Comité de politique monétaire de la BCEAO et à la Commission bancaire à Abidjan.

 En rétrocédant, également, la part des réserves qui était détenue auprès du Trésor à Paris. Et Stéphane Séjourné a ajouté qu’il revenait désormais aux États africains d’exercer pleinement leur souveraineté en matière monétaire. La balle est clairement dans le camp des dirigeants africains.

Nous sommes face à un statu quo en ce qui concerne notre politique monétaire, car les réformes qui auraient dû être menées pour transformer le franc CFA n’ont pas été engagées, et le déploiement de l’éco le projet de monnaie commune initié par les 15 États de la Cedeao, qui devait être mis en place depuis 2020, a été reporté à 2025.

Comment expliquez-vous ce statu quo ?

J’entrevois deux motifs qui pourraient expliquer cet immobilisme. Le premier, c’est clairement une absence de leadership au niveau de la conférence des chefs d’État de l’UEMOA, puisque c’est cet organe qui doit impulser les réformes. Cela traduit, à mon avis, une absence de consensus autour de ce dossier.

Le deuxième motif est plus circonstanciel. En 2020, la pandémie de Covid-19 a marqué un coup d’arrêt dans la mise en œuvre de l’éco, et surtout, la crise économique qui a suivi a conduit à la suspension de l’application des critères de convergence au sein de l’UEMOA.

Or, il y a un lien très important entre la solidité de la monnaie et les réformes en matière de finances publiques, dont l’application des critères de convergence. Après la pandémie, les chefs d’État n’ont pas jugé utile de rétablir ces critères de convergence qui sont toujours suspendus.

Partagez-vous le positionnement de l’État français qui dit qu’il a fait sa part…

Le débat ne porte pas là-dessus. Je propose quatre pistes pour enfin sortir de l’ornière. Premièrement, le nom de cette monnaie doit changer. Deuxièmement : l’abandon de la garantie française. Je crois que la garantie française ne nous a, en pratique, pas vraiment servi parce que nous avons toujours défendu avec nos propres réserves de change le taux de change, entre le FCFA et le franc français puis l’euro.

 La seule fois où nous aurions pu avoir besoin de la garantie française c’était en 1993, ça s’est soldé par la dévaluation du franc CFA en janvier 1994. Autre bémol, la contrepartie de cette garantie était le dépôt d’une partie des réserves de change auprès du Trésor français. Or, nous ne déposons plus rien officiellement auprès du Trésor hexagonal. Je pense donc qu’il faut en finir avec cette garantie.

Troisièmement, je crois qu’il faut fusionner les deux traités : celui de l’Union monétaire ouest-africaine et l’Union économique et monétaire ouest-africaine. Il en est question depuis au moins trente ans. Sans la fusion des traités, il sera encore plus difficile de coordonner la politique monétaire qui est commune avec les politiques budgétaires qui sont nationales.

Enfin, quatrième et dernière réforme nécessaire de mon point de vue, c’est le régime de change. Il est prévu que l’éco soit rattachée à un panier de devises, notamment le dollar, l’euro, le yuan, la livre sterling. En tout état de cause, la question de l’opportunité d’une fixité de change CFA/euro se pose, que ce soit dans le cadre de la Cedeao ou même dans le cadre de l’Union monétaire.

Dans cette perspective, l’abandon de la garantie française me semble un impératif, parce que la France peut garantir une fixité avec l’euro, mais elle n’est pas copropriétaire du dollar, de la livre sterling ou du yuan chinois. Donc si on va vers un régime de change plus flexible, il est impératif de faire des réformes.

La situation économique et monétaire des pays de la région ouest-africaine ayant leur propre monnaie est loin d’être enviable : le naira est en crise, le cédi ghanéen aussi, le franc guinéen… tous envient la stabilité du franc CFA…

Le drame avec le CFA, c’est que le débat sur ses avantages et ses inconvénients reste interdit. Il y a toujours eu une omerta tant du point de vue du Trésor français que des banques centrales de la zone franc. On a donc plutôt l’impression que les bienfaits du franc CFA sont simplement postulés. Il faudrait que l’on puisse montrer à tout un chacun qu’il y a des avantages dans cette monnaie tout comme des inconvénients. Mais à partir du moment où le débat n’est pas ouvert, on a l’impression qu’on nous cache des choses.

Un débat ouvert aux citoyens qui utilisent le franc CFA me semble plus que nécessaire afin qu’ils puissent décider de manière souveraine. Nous sommes un certain nombre à avoir demandé des référendums pour que les populations puissent s’exprimer. Nous ne pouvons pas accepter qu’une technocratie, fût-elle compétente, impose ses choix à la majorité.

Cela ne remet pas en cause la stabilité…

Concrètement, dans les faits, le franc CFA est fixe par rapport à l’euro, mais il bouge chaque seconde vis-à-vis de toutes les autres devises puisque l’euro bouge chaque seconde vis-à-vis de toutes les autres devises. La stabilité est un leurre. La seule différence, c’est que les fluctuations du FCFA vis-à-vis des autres devises ne dépendent pas de la conjoncture économique en zone franc, mais dépendent de la conjoncture économique en zone euro. C’est-à-dire que ce sont les fluctuations de l’euro qui sont les fluctuations du CFA vis-à-vis des autres devises.

Il faut également prendre en compte la stabilité interne. La zone franc est une zone de déflation structurelle, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’activité, mais tout le monde applaudit les taux d’inflation très bas. Quand vous observez l’indice de développement humain des pays de la zone franc, ces derniers ne sont pas devant les pays qui ont leur propre monnaie.

 Le Ghanéen ne vit pas plus mal que le Togolais ou le Béninois. En fait, si vous avez des prix très bas, mais que vous n’avez pas de revenus nominaux élevés, vos revenus réels seront très bas.

 À chaque fois qu’on nous parle des vertus du franc CFA, il faut se poser la question de savoir si le CFA permet de créer des activités qui donnent accès aux crédits pour alimenter nos PME, pour créer des emplois suffisamment durables, etc. Pour moi, avoir du franc CFA c’est très bien, mais c’est postuler que le Togo a la même économie que l’Allemagne !

Le Point Afrique

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