L'économiste du Togo

Les effets contrastés de la technologie

À mesure que l’intelligence artificielle se répandra, certains travailleurs y gagneront au change, alors que d’autres y perdront.

Les progrès technologiques tels que les robots industriels, l’habitation intelligente et les véhicules autonomes transforment notre mode de vie et nos méthodes de travail. Ces évolutions suscitent l’enthousiasme à bien des égards, car elles font miroiter une augmentation de la productivité et du niveau de vie.

 Mais elles peuvent aussi être une source d’angoisse : lorsque les machines prendront la relève, comment les nombreux travailleurs supplantés assureront-ils leur subsistance ?

La question n’est évidemment pas nouvelle. La crainte de voir la technologie entraîner des pertes d’emplois, supplanter des travailleurs et porter atteinte aux modes de vie remonte à la révolution industrielle.

Elle trouve sans doute sa meilleure illustration dans la lutte des luddites anglais contre les changements qui bouleversaient la vie des travailleurs du textile. Cette crainte est toujours d’actualité, comme en témoigne l’allocution prononcée en 1960, à l’aube de la révolution informatique, par John F.

Kennedy, alors sénateur : « Nous sommes au seuil d’une nouvelle révolution industrielle, la révolution de l’automatisation, qui est animée par l’espoir d’une nouvelle prospérité pour les travailleurs et d’une nouvelle abondance pour l’Amérique. Mais c’est aussi une révolution qui porte en elle la sombre menace de la dislocation de l’industrie, de la montée du chômage et de l’aggravation de la pauvreté. »

Avec le recul, Kennedy semble avoir eu tort de redouter des suppressions d’emplois. Dans les années qui ont suivi son discours, l’économie américaine a créé des millions d’emplois nets et le chômage technologique de masse ne s’est pas concrétisé, comme en témoignent le taux de chômage actuel d’environ 3,5 % et le ratio emploi/population, élevé depuis plusieurs décennies.

Cette évolution du marché du travail apaiserait les préoccupations d’un luddite des temps modernes : grâce aux bienfaits de la technologie et au pouvoir du marché, les gens trouveront d’autres emplois et l’accroissement de la productivité rehaussera le niveau de vie (c’est ce qui s’est produit au cours de la révolution industrielle des XVIIIe et XIXe siècles.

En effet, le niveau de vie a énormément augmenté depuis 1900. Des technologies telles que l’électricité, le moteur à combustion interne, le téléphone, ainsi que la médecine moderne ont amélioré la qualité de vie et accru l’espérance de vie.

Cela ne signifie toutefois pas que les inquiétudes de Kennedy n’étaient pas fondées. Quelques années seulement après son discours, les inégalités salariales ont commencé à se creuser fortement (graphique 1) et la part des revenus revenant aux travailleurs a diminué (Karabarbounis et Neiman 2014).

Les économistes ont établi des cadres de réflexion sur les répercussions de l’intelligence artificielle (IA), qui simule l’intelligence humaine dans une machine, et, de manière générale, sur l’impact des changements technologiques, de l’automatisation et des robots sur les inégalités. À cet égard, nous nous concentrerons sur quatre vecteurs clés de l’inégalité :

les changements technologiques qui augmentent la productivité des travailleurs qualifiés par rapport à celle des travailleurs non qualifiés ;

les diminutions du coût du capital en tant que complément d’une main-d’œuvre essentiellement qualifiée ;

l’augmentation de la capacité des machines à exécuter intégralement certaines tâches en remplacement des travailleurs ;

la concentration accrue du pouvoir de marché dans quelques entreprises, rendue possible par la technologie.

S’agissant du premier vecteur, Katz et Murphy (1992) ont expliqué l’évolution des salaires relatifs aux États-Unis par une analogie à l’issue d’une course entre les augmentations de la demande et de l’offre de travailleurs qualifiés. Ils se sont concentrés sur la productivité globale et les changements technologiques qui augmentent les facteurs de production.

L’accroissement de l’offre de travailleurs qualifiés a réduit la prime à la qualification, tandis que l’augmentation persistante de la demande de ces travailleurs a eu l’effet inverse. C’est ce qui explique pourquoi la prime à la qualification a diminué au début des années 70, l’offre de travailleurs qualifiés ayant fait un bond important à la suite de l’augmentation du nombre de diplômés universitaires, et s’est accrue après les années 80.

Concernant le deuxième vecteur, le capital, en particulier les machines et les équipements, est généralement un complément aux travailleurs qualifiés et un substitut aux travailleurs non qualifiés ; par exemple, les machines-outils nécessitent davantage de programmeurs, mais remplacent d’autres travailleurs dans les usines. Dans le prolongement de cette approche, Berg, Buffie et Zanna (2018) considèrent l’IA et les robots comme un nouveau type de capital qui s’ajoute aux machines et structures traditionnelles, se substitue à certains groupes de travailleurs et en complète d’autres.

Au cours des 30 dernières années, la substituabilité entre les technologies de l’information et de la communication (TIC), un indicateur des nouvelles technologies, y compris les ordinateurs et l’IA embryonnaire, et les travailleurs non qualifiés semble avoir augmenté (voir le graphique 2). En d’autres termes, le capital en TIC est apparemment plus en mesure d’accomplir les tâches des travailleurs non qualifiés.

La substituabilité accrue entre les travailleurs et les machines et l’IA accroît les inégalités salariales et la part du revenu total qui revient aux propriétaires du capital, ce qui soulève la question de la répartition des bienfaits des technologies de l’IA ou, autrement dit, de la propriété de l’IA.

À long terme, la société pourrait tirer parti de l’IA grâce à l’augmentation de la productivité globale qui en résulterait, mais les perdants seraient nombreux, surtout parmi les personnes déjà défavorisées. Et au cours d’une transition qui pourrait durer des décennies, nombreux sont ceux qui pourraient voir leur salaire réel diminuer.

Acemoglu et Restrepo (2020) font observer que la technologie remplace de plus en plus les travailleurs exécutant des tâches routinières, même si elle permet à d’autres travailleurs de faire preuve d’une plus grande créativité dans l’exercice de leurs fonctions.

La course entre ces nouvelles tâches créatives et l’automatisation des tâches routinières influe sur la demande de différents types de travailleurs et, en définitive, détermine les salaires et la productivité globale.

Les deux auteurs ont démontré que, pour différents groupes de travailleurs, l’automatisation explique dans une large mesure l’évolution des salaires relatifs, et que les changements technologiques favorisant les qualifications ainsi que le remplacement des travailleurs lié au commerce extérieur et à l’externalisation n’ont pas été déterminants.

Une quatrième dimension des changements technologiques déborde le marché du travail, étant liée au pouvoir de marché des entreprises. Des sociétés telles qu’Alphabet et Microsoft dominent sans contredit le secteur des technologies de pointe faisant appel à l’IA.

Le développement de ces technologies est coûteux et fortement tributaire des mégadonnées auxquelles seules quelques sociétés ont accès. Toutefois, cela signifie aussi qu’en tant que propriétaires de l’IA (capital), ces sociétés obtiendront une plus grande part du gâteau.

À mesure qu’elles louent leurs technologies à des entreprises d’autres secteurs, la part de la main-d’œuvre continuera de diminuer, tandis que les revenus tirés des technologies de l’IA augmenteront.

Mais les effets du pouvoir de marché des entreprises ne se limitent pas à la propriété de l’IA. Jusqu’à présent, nous avons examiné l’évolution technologique en tant que processus naturel.

En réalité, les entreprises innovent, et leurs innovations déterminent à la fois le rythme de la croissance et les types de technologies qui font leur apparition. Après avoir atteint une envergure suffisante, les entreprises peuvent acheter et faire disparaître d’éventuels concurrents, ce qui risque d’étouffer la concurrence, de limiter l’innovation et d’aggraver les inégalités.

En outre, les grandes sociétés qui ont accès aux technologies de pointe reposant sur l’IA peuvent influencer le cadre réglementaire en fonction de leurs intérêts et orienter l’innovation vers leurs objectifs plutôt que vers le bien-être social.

Par exemple, Acemoglu et Restrepo (2022) notent que l’automatisation observée au cours des dernières décennies pourrait avoir provoqué le remplacement de travailleurs sans vraiment accélérer la croissance de la productivité globale. Ils ont démontré que les machines pouvaient accomplir les tâches des travailleurs supplantés en les surpassant à peine.

En outre, l’augmentation des inégalités et la diminution de la part des revenus qui revient aux travailleurs peuvent avoir un caractère pérenne, et il pourrait être très difficile d’amorcer un changement. Le court terme pourrait se prolonger à l’infini pour certains travailleurs (Berg, Buffie et Zanna, 2018).

La première révolution industrielle a concrétisé les espoirs à long terme et les inquiétudes à court terme. Rares sont ceux qui voudraient renoncer aux bienfaits des précédentes révolutions industrielles (des toilettes intérieures aux téléphones portables), mais les changements ont été douloureux sur les plans économique et politique.

Dans The Technology Trap, Carl Benedikt Frey soutient que la situation de certains groupes « vulnérables » s’est détériorée pendant trois générations. Dans l’édition du 6 décembre 2011 de Vanity Fair, Joseph Stiglitz affirme que le passage, grâce à la technologie, de l’économie agricole à l’économie manufacturière dans les années 20 a ouvert la voie à la Grande Dépression.

Plus récemment, les effets des changements technologiques sur la répartition des revenus ont sans conteste contribué fortement à la montée du populisme et de l’antimondialisme.

L’IA évolue rapidement dans des directions inattendues, de sorte qu’il est peut-être impossible de tirer des enseignements du passé. Le lancement, début 2023, de ChatGPT-4, un modèle d’IA qui cherche à produire un discours semblable à celui des humains, marque une vive accélération du changement, soulignant la capacité de l’IA à jouer un rôle qui va bien au-delà des tâches routinières.

Les experts en IA interrogés par McKinsey en 2019 prévoyaient que les ordinateurs seraient capables d’égaler les meilleurs rédacteurs humains se situant dans la tranche supérieure de 25 % d’ici à 2050 et d’accomplir des tâches créatives de niveau humain d’ici à 2055. Ils ont toutefois revu leurs estimations, qui, à leur avis, devraient se concrétiser en 2024 et en 2028, respectivement.

Il est facile de comprendre pourquoi les prévisions ont été révisées si brusquement. Il semble que les transformateurs génératifs préentraînés (« generative pretrained transformers » en anglais ou GPT) pourraient avoir une grande incidence sur le marché du travail.

D’après une estimation, l’introduction des GPT dans le milieu de travail modifierait au moins la moitié des tâches d’environ 20 % des travailleurs. Les GPT semblent augmenter la productivité dans l’accomplissement des tâches plus créatives, telles que la rédaction, l’analyse juridique et la programmation. Les auteurs des études ont comparé la productivité des groupes utilisant un GPT pour accomplir une tâche donnée à celle d’un groupe témoin, et ont constaté que le GPT augmentait considérablement la productivité. Il est cependant tout aussi remarquable que ce soit les personnes les moins qualifiées qui en tirent parti le plus, et que, dans certains cas du moins, la production accrue par le GPT soit plus créative ; en outre, il y a lieu de croire que la production de ChatGPT-4 peut dépasser le niveau humain.

Voilà qui tranche sur les changements technologiques antérieurs, qui étaient axés sur l’automatisation des tâches routinières et le remplacement de la main-d’œuvre non qualifiée par l’IA et les robots. Cette évolution de l’incidence des nouvelles technologies sur les travailleurs qualifiés et peu qualifiés semble constituer une différence essentielle entre les GPT et les vagues technologiques précédentes, telles que la numérisation.

Tous ces éléments laissent entrevoir des répercussions majeures sur la croissance et les inégalités, mais donnent aussi à penser que le passé n’est peut-être pas le prologue.

Certaines inégalités salariales vont-elles s’inverser à mesure que les travailleurs moins qualifiés tirent davantage parti des technologies ? Les grandes entreprises, qui ont le meilleur accès aux données, aux ordinateurs et aux candidats les plus talentueux, renforceront-elles leur pouvoir économique et politique ? La perspective, encore hypothétique, de l’intelligence artificielle générale (IAG) vient accroître l’incertitude. N’importe quel effort intellectuel humain serait vraisemblablement à la portée de l’IAG.

L’évolution de l’IA sera clairement tributaire des progrès technologiques, des interventions des autorités et de la réaction globale de la société. Il existe des scénarios optimistes et des scénarios pessimistes, mais, dans tous les cas de figure, il est réaliste de prévoir que l’IA entraînera des bouleversements économiques, sociaux et politiques, et les décideurs doivent faire de leur mieux pour comprendre les répercussions des changements rapides en cours sur la répartition des revenus.

En pleine transition vers une utilisation généralisée de l’IA, il est essentiel de reconnaître les effets des technologies de l’IA à l’échelle mondiale, qui n’ont pas encore fait l’objet d’études approfondies. D’après les études réalisées, le remplacement de la main-d’œuvre non qualifiée par l’IA pourrait creuser les écarts de revenus au niveau mondial, en désavantageant les pays à faible revenu (Alonso et al., 2022). L’avènement de l’IA générative donne toutefois à penser que l’impact de ces technologies sur les pays est incertain. Les pays en développement peuvent bénéficier de l’IA, qui leur servira de tuteur universel infatigable et d’assistant spécialiste à la programmation pouvant renforcer leur main-d’œuvre. À l’inverse, l’accès limité aux données et au savoir-faire, et les lacunes technologiques pourraient élargir le fossé.

ANDREW BERG est directeur adjoint de l’Institut du FMI de développement des capacités.

CHRIS PAPAGEORGIOU est chef de division au département des études du FMI.

MARYAM VAZIRI est économiste au sein de cet institut.

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